- A. Un pari sur des structures nouvelles
- 1. Quelques faits saillants
- 2. Une forte adaptabilité à l’évolution de la demande mondiale
- 1. un indicateur qui dit souvent l’inverse de ce qu’il prétend mesure
- 2. La relation entre ouverture et croissance est complexe
La croissance mondiale du commerce extérieur a été en moyenne largement plus élevée que celle du PIB mondial ces trente dernières années. L’idée d’établir une relation de causalité entre la croissance de l’un et celle de l’autre vient naturellement à l’esprit. Allant plus loin, nombre d’économistes considèrent que l’unique moyen d’accroître le taux de croissance du PIB est de laisser le marché opérer librement une allocation optimale des ressources de chaque pays grâce au libre échange. Certains économistes2 considèrent (encore…) que l’ouverture des économies, suite à l’adoption d’une politique de libre échange reconnaissant les vertus du Marché, devrait conduire les pays fortement dotés en travail non qualifié et peu en capital à se spécialiser dans la production et dans l’exportation de produits manufacturés "labour using ".
L’ouverture d’une économie ne signifie pas nécessairement la reconnaissance des vertus des lois du Marché. Elle est souvent le résultat d’une politique délibérée de l’Etat: subventions à l’exportation, politiques de taux d’intérêt sélective, protectionnisme temporaire et sélectif, expression d’une politique industrielle active ont caractérisé les modes et les séquences de l’ouverture des principaux pays asiatiques ces quarante dernières années (Lall, 2004, et annexe) et plus particulièrement en Chine ces vingt cinq dernières années. On sait aussi que l’ouverture des économies produit surtout des spécialisations intra branche, bien éloignées des spécialisations interbranches, fondées sur les dotations relatives des facteurs de production. Les pays qui restent spécialisés sur des produits primaires, agricoles et miniers, sont aujourd’hui marginalisées dans le commerce international, à moins qu’ils ne procèdent à une "industrialisation " de leur agriculture en développant une agro industrie utilisant des techniques de pointe, tant au niveau des inputs que des biens d’équipement (Chili, Argentine par exemple). La structure du commerce international des pays en voie de développement a été profondément transformée depuis un peu plus de deux décennies. En 1980, 25% des exportations de ces économies portaient sur des produits manufacturés, en 1998, ce pourcentage s’élève à 80% et depuis il continue de croître (Banque Mondiale, 2004, p.45). Ces pays, peu nombreux, orientent donc leurs exportations vers des produits manufacturés. La Chine offre un exemple fort de cette orientation. Les autres, les pays les moins avancés, sont de plus en plus marginalisés dans le commerce international. Cette nouvelle orientation ne correspond donc pas à une spécialisation en accord avec les "canons" de la "théorie pure du commerce international "
Comme toujours la réalité est cependant plus complexe qu’elle paraît. Les économies asiatiques devenues émergentes ont pu, par exemple, bénéficier des "avantages" liés aux dotations relatives de facteurs (main d’oeuvre peu chère et peu protégée essentiellement), mais d’une part, ce sont des avantages en coûts absolus de type smithien3, et d’autre part ce n’est que pour mieux se créer de nouveaux "avantages " plus porteurs. Le prix de leur main d’oeuvre leur a ainsi souvent permis d’obtenir des avantages absolus sur un nombre très retreint de produits, lorsqu’il existait un spectre de techniques permettant d’utiliser des combinaisons productives peu intenses en capital substituables à des combinaison intensives en capital et permettant une rentabilité supérieure. Et c’est à partir de cet avantage qu’elles ont pu, grâce à une politique industrielle active, flexibiliser leur appareil de production vers la production de produits nécessitant davantage de capital, de travail qualifié, ayant une élasticité revenu plus grande. Que ce soit dans le cas de la Corée, de Taiwan, du Brésil et déjà en Chine, on peut observer ce mouvement vers une technicité accrue comme nous venons de le souligner et ce malgré le coût encore faible de leur main d’oeuvre. La véritable "menace " pour les pays développés, à un terme plus ou moins proche, n’est pas que ces pays se spécialisent sur des produits riches en main d’oeuvre peu qualifiée ("labour using "), ce qu’ils font au début, mais qu’ils concurrencent à terme les entreprises localisées dans ces pays sur des produits à haute technologie, intensif en capital, utilisant une main d’oeuvre qualifiée, peu rémunérée4.
A partir d’un appui direct et indirect important de l’Etat, la croissance de la Chine s’effectue à l’aide d’un double procès d’accumulation primitive: le premier au sens de Marx, visant à surexploiter la migration des campagnes vers les villes en imposant une "gestion libre de leur force de travail " ; la seconde, nouvelle, originale, consiste à profiter des gains obtenus dans les entreprises utilisant beaucoup de main d’oeuvre peu rémunérée pour investir dans des secteurs à technologie plus sophistiquée5 et utilisant une main d’oeuvre davantage qualifiée, mieux rémunérée que celle qui n’est pas qualifiée, mais recevant des revenus très faibles comparés à ceux en vigueur dans les économies semi industrialisées.
A. Un pari sur des structures nouvelles:
La Chine est aujourd’hui donnée en exemple aux pays en développement comme le pays qui, grâce a la confiance retrouvée dans les lois du marché, a connu une très forte croissance ces vingt cinq dernières années. En se limitant aux quinze dernières années, on observe que la croissance de son produit intérieur brut réel de 1990 à 1994 a été de 12,4% par an (10,7% par tête), de 8,3% de 1995 à 1999 (7,3% par tête) selon la Banque Mondiale, 8,5% de 1995 à 2003 selon Le BRI avec une "pointe " à 9,5% en 2004 et un taux probablement équivalent en 2005 avec une inflation négligeable depuis 1997. Le Pib par tête, mesuré à taux de change constant, chinois, comparé à celui des pays du G-7 (USA, Canada, France, Allemagne, Italie, Japon et Royaume uni) passe d’un peu moins de 1% en 1960 à 2,5% en 2000, alors qu’il décline fortement pour l’Amérique latine, passant de 18% à 12% entre les mêmes dates (Palma, 2004, p.7).
Le PIB par habitant s’élève à un peu plus de 1000 dollars (1096 exactement) en 2003 ce qui, évalué en dollars de parité de pouvoir d’achat, se traduit par un PIB par tête de 5486 dollars PPA (Mc Kinsey, 2004). Par opposition, les autres pays asiatiques ont connu des taux de croissance plus faibles et surtout plus volatiles, certains ayant subi une crise profonde à la fin des années quatre vingt dix. Quant aux économies latino américaines, elles paraissent être engagés dans une stagnation (2% de croissance entre 1995 et 2003), particulièrement volatile, dont elles peinent à émerger de manière durable. L’expérience chinoise pourrait donc nourrir un certain optimisme, mais avec cependant de sérieux "bémols ". La pauvreté a certes fortement diminué, passant de 50% en 1980 à 10% en 1996 en moyenne, mais depuis elle stagne à ce niveau malgré le maintien d’une croissance très élevée6. Les raisons de cette incapacité à réduire davantage la pauvreté sont très simples: le "socialisme de marché " est particulièrement excluant. L’indice de Gini, indicateur d’inégalité, était à 28% en 1981 et se situe à 45% en 2001, il croit en moyenne de 2% par de 1990 à 2001 selon les évaluations de la Banque Mondiale (2005), ce qui est considérable et devient inquiétant7. Dans l’histoire du capitalisme cette progression de plus de 50% des inégalités en 20 ans constitue un record.
Les investissements sont impressionnants: le taux de formation brute de capital fixe est de plus de trente pour cent dans les années quatre vingt dix (31,5% 1990 à 1994 et 34,8% 1995 à 1999) pour s’élever ensuite et dépasser les 40% (40,2% en 2002 et 42,2% en 2003 (BM), tout en restant inférieurs au taux d’épargne brut8. Les investissements étrangers directs sont également très élevés: ils correspondent à 4% du PIB en moyenne de 1997 à 2005 selon McKinsey Quaterly (10.09.2005) contre 2,1% aux Etats-Unis et 1,4% en Corée, selon la même source. La productivité du travail connaît un bond spectaculaire: 9,8% par an en moyenne de 1990 à 2001(12% pour l’industrie, 4,5% pour les services et 3,7% par an pour l’agriculture) contre 4% aux Etats Unis, 7% en Corée et 3,2% au Japon selon l’US Bureau of Labor Statistics et la China Statistical Yearbook, cité par Mc Kinsey, et un peu plus de 2% pour le Brésil de 1996 à 2000 et 4% au Mexique de 1995 à 2000 (source: Banque interaméricaine de développement, 2004)9. Les taux de salaire réels, qui même s’ils sont pour certaines catégories en forte progression, restent très faibles10, huit fois plus faibles qu’au Mexique par exemple, 48 fois plus faibles qu’aux Etats-Unis en 1998. Une productivité du travail dont le niveau reste encore faible relativement mais en très forte progression, un écart type important manifestant l’existence d’entreprises travaillant dans des conditions modernes et d’autres utilisant encore des technologies relativement obsolètes, des conditions de travail très peu protégées conduisant à une gestion quasiment libre de la force de travail, adaptable selon les besoins de l’entreprise, une monnaie liée à un dollar sous évalué, une intervention substantielle de l’Etat dans l’économique, des efforts conséquent dans les infrastructures, dans l’éducation, expliquent à la fois la forte progression des exportations et les forts excédents de la balance commerciale et ce malgré des institutions dont l’action est pour le moins opaque, des choix des gestionnaires qui ne reposent pas nécessairement sur la compétence, la priorité donnée à la croissance souvent au détriment de la rentabilité et de l’intérêt des actionnaires.
Les exportations chinoises représentent à peine 1% des exportations mondiales au début des années quatre vingt pour atteindre 5,5% en 2002 selon la Banque Mondiale (op.cit). Dans les années quatre vingt la croissance des exportations de biens et de services est à peine supérieure à celle du commerce mondial (5,7% contre 5%), dans les années quatre vingt dix, l’écart s’élargit considérablement (12,4% contre 6,2 %, 30,6% en 2000 contre 13%, 9,6% en 2001 contre 0,4% et 29,4% contre 4,1%) (source: World Development Indicators 2004, BM). Non seulement l’écart augmente mais il s’accroît considérablement dans les périodes de croissance faible du commerce international mondial, ce qui manifeste la puissance croissante de la Chine. L’orientation géographique de son commerce évolue sensiblement: dans les années quatre vingt: 7,8% des exportations chinoises se dirigent vers les Etats-Unis pour tripler en pourcentage au début des années deux mille (21,5%) alors que ses importations en provenance des Etats-Unis baissent en pourcentage (13,9% et 9,2% respectivement), d’où le déficit abyssal des Etats Unis avec la Chine
En pourcentage du PIB, le solde de la balance commerciale passe de 1,7% entre 1990 et 1995 à 3,4% entre 1995 et 1999, atteint 3% en 2002, baisse en 2003 à 1% (Banque interaméricaine de développement, op cit). le solde de la balance des paiements courants est en moyenne de 5,1 milliards de dollars entre 1990 et 1996 selon la BRI (op cit), s’élève à 29,8 milliards entre 2000 et 2003, fait plus que doubler ensuite pour s’établir à 68,7 milliards de dollars en 2003. Les réserves de change passent de ce fait à 12,6 milliards de dollars entre 1990 et 1996 en moyenne à 206,7 milliards de dollars en 2003 ce qui conduit la Chine à être fortement créancière des Etats-Unis et à renforcer ainsi son pouvoir de négociation dans des terrains comme le commerce, les change, la géostratégie. Ces chiffres impressionnants sont le reflet de profonds bouleversements d’appareil de production, que nous analyserons par la suite, et qui traduisent des modifications substantielles dans le niveau de la productivité. Les coûts unitaires du travail (ratio entre salaires réels et productivité) sont de plus en plus favorables à la Chine, combinant faibles salaires avec niveau de productivité convergeant vers ceux des pays développés.
2. Une forte adaptabilité à l’évolution de la demande mondiale:
Selon la théorie pure du commerce international, un pays doit ouvrir ses frontières et se spécialiser selon sa dotation relative en facteurs. Nous critiquerons théoriquement cette thèse. D’un point de vue empirique, ce n’est pas le chemin qu’a suivi et suit la Chine. Plus exactement, la croissance chinoise est financée par un double procès d’accumulation primitive: le premier au sens de Marx, visant à surexploiter les travailleurs, et plus particulièrement ceux qui ont migré des campagnes vers les villes récemment en imposant une "gestion libre de leur force de travail " ; le second, nouveau, original, consiste à profiter des gains obtenus dans les entreprises utilisant beaucoup de main d’oeuvre peu rémunérée pour investir dans des secteurs à technologie plus sophistiquée et utilisant une main d’oeuvre davantage qualifiée, mieux rémunérée que celle qui n’est pas qualifiée, mais recevant des revenus très faibles comparés à ceux en vigueur dans les économies semi industrialisées.
Reprenons plus en détail les statistiques présentées. Elles révèlent que la Chine est de plus en plus compétitive sur des produits industriels de plus en plus élaborés et qu’elles ne restent donc pas figée sur des une spécialisation "labour intensive " dont les produits auraient une élasticité de demande par rapport au revenu faible. Lorsqu’on considère la valeur ajoutée de l’industrie pour chaque pays et pour l’ensemble des pays en voie de développement (nouveaux pays industriels compris), on observe une augmentation sensible de la part de la Chine: elle passe de 10% en 1980 à presque 30% en 2000 alors qu’elle régresse fortement pour l’Amérique latine (Mexique exclu) passant de presque 40% à 17% entre ces deux dates. Lorsqu’on centre l’analyse sur les exportations de produits manufacturés, mesurées en valeur ajoutée et qu’on l’élargit à l’ensemble du monde, on constate que la part de la Chine passe de 1% en 1981 à 7% en 2000. Cette part a augmenté de 50% dans les années quatre vingt et à presque quadruplé ensuite dans les années quatre vingt dix, plus rapidement que celle des économies asiatiques (plus exactement celles du Sud est sauf Japon et Chine) (Lall, 2004, p. 7,8,9). Le ratio des exportations sur le Pib passe de 3% en 1970 à 26% en 2000 et se rapproche ainsi de celui de la Corée et de Taïwan (45% à eux deux) (Palma, 2004, p.9 selon des statistiques du WDI, 2003 retravaillées). La part de la Chine dans les importations des pays de l’Ocde, quasi négligeable en 1963 atteint un peu plus de 5% en 2000 (op. cit, p.11).
Ces quelques données manifestent une compétitivité croissante de la Chine sur des produits traditionnels, et une adaptabilité étonnante des entreprises chinoises: leur capacité de produire rapidement des biens différents, plus sophistiqués, ayant à la fois une élasticité de la demande par rapport au revenu élevée dans les pays développés importante et des élasticités de la demande par rapport aux prix élevées, est grande. C’est ce second point que nous allons maintenant préciser. Palma mesure le degré de compétitivité en considérant l’évolution des parts de marché dans les importations des pays de l’Ocde: les produits qui connaissent une augmentation sont considérés comme compétitifs et ceux qui connaissent une régression de leur part de marché sont désignés comme non compétitifs. Il est intéressant de comparer les Etats-Unis, et la Chine en considérant deux périodes 1963-1985 et 1985-2000. En 1985, c'est-à-dire au terme de la première période, les parts de marché totales des Etats-Unis dans les pays de l’Ocde étaient de 10%ts, celles de la Chine de 0,5% environ. Plus de 60% de la part des marchés des Etats Unis dans les importations de l’Ocde était composée de produits ayant perdu de leur compétitivité, tel n’était pas les cas de la Chine où cette par était proche de 0. Au terme de la seconde période, en 2000, les parts de marché des Etats Unis s’élevaient à 10% dont 57% étaient composés de bines ayant perdu de leur compétitivité, celles de la Chine à 5% dont 97% étaient composées de produits compétitifs (Palma, p.24), traduisant la forte capacité des entreprises de ce pays à s’adapter à l’évolution de la demande mondiale vers des produits à élasticité revenu plus forte. Ceci est confirmé par la construction d’un indicateur d’adaptabilité11: lorsque celui-ci prend la valeur unitaire, il signifie que le pays a su s’adapter aux changements de demande. Les périodes analysées sont les mêmes que précédemment. On observe un ratio de 1 en 1985 et de 1,7 en 2000 pour les Etats-Unis, soit une progression de 70%, résultat de leur effort conséquent en recherche et développement. La progression est plus élevée en Chine, un peu plus de 100%: l’indicateur passe de 0,75 à un plus de 1,5(op. cit. p.33). Ces données montrent donc que la Chine a su modifier la structure de ses exportations en faveur de bien plus sophistiqués et plus demandés. Cette évolution est confirmée enfin lorsqu’on croise le pourcentage des importations par l’Ocde de biens ayant un contenu en recherche et développement élevé et le pourcentage des exportations connaissant une augmentation des parts de marchés dans les importations de l’Ocde. Dans les années soixante, ce croisement avait pour coordonnées 0% et 82% et dans les années quatre vingt dix 28% et 98% pour la Chine, les données pour le Brésil étant respectivement 0 et 59% puis 78% et 10%, celles pour la Corée 0 et 98% puis 47% et 80% (op. cit.p.49). Au vu de ces données, le rattrapage de la Chine est donc conséquent lorsqu’on se souvient que les réformes entreprises ont débuté en 1979 alors qu’en Corée et dans les "dragons" asiatiques de manière elles ont débuté à la fin des années soixante. A l’inverse, le retard relatif pris par les principales économies latino américaines surtout dans les vingt dernières années est problématique.
B. Globalisation commerciale: plus d’ouverture, plus de croissance?
L’ouverture commerciale impose de nouvelles règles du jeu aux économies en développement. Au début, leur avantage repose surtout sur le prix de leur main d’oeuvre et, mais pas nécessairement, la disponibilité de matières premières. Leur compétitivité se fait par les prix, la "compétitivité hors coûts " n’étant pas possible compte tenu de leur degré de développement. Mais rester à ce niveau de spécialisation les condamnent à ne produire que des biens peu dynamiques, sinon en régression. Les entreprises sont placées devant le choix: soit s’adapter pour celles en place ou bien "naissantes ", soit disparaître pour celles en place, soit enfin, opter pour une troisième voie: rechercher une aide directe et indirecte de l’Etat, et adopter une politique "malthusienne " sur les salaires et l’emploi tant que le niveau de la productivité du travail n’est pas suffisamment élevé et que le coût unitaire du travail est trop élevé malgré des salaires faibles. C’est la politique suivie par de nombreux dragons et aujourd’hui par la Chine.
On se souvient d’une publication de la Banque Mondiale (1993), au début des années quatre vingt dix, visant à déchiffrer les causes du "miracle " asiatique et les trouvant dans le libre échange. Cette interprétation avait donné lieu à de fortes contestations, les " dragons asiatiques ", à l’exception de Hong Kong, se caractérisant par une intervention de l’Etat dans l’économique, non seulement importante, mais aussi particulièrement efficace. Dans la littérature économique, l’ouverture est donc très souvent présentée comme un facteur accélérant la croissance économique. Cette discussion revient aujourd’hui sous une autre forme: la croissance serait vive parce qu’avec le " socialisme de marché " l’Etat s’effacerait derrière le marché et ses lois. Le libre échange impulserait une croissance forte, à l’origine d’une réduction substantielle de la pauvreté. Les économies en voie de développement devraient imiter la Chine, tirer leur croissance de l’essor des exportations et pour ce faire, libéraliser encore davantage leur marché…. étrange interprétation de la croissance chinoise, et en général asiatique lorsqu’on sait combien à été important le rôle de l’Etat dans l’économique.
Ouvrir davantage les économies, donner aux exportations un rôle important, constituent les "canons " de la politique préconisée par les institutions internationales. Mais il y a "ouverture " et "ouverture ", elle peut être libérale ou dirigiste et, selon les cas, elle ne favorise pas nécessairement la croissance. Elle peut résulter d’un retrait important de l’Etat ou bien le produit d’une politique économique visant à la contrôler, mobilisant aussi les taux de change, que les taux d’intérêt préférentiels, des subventions ciblées, un protectionnisme sélectif et temporaire. L’objet de cette section est de démonter le discours privilégiant les lois du marché et minorant le rôle de l’Etat dans le processus de spécialisation dans la relation ouverture -croissance.
1. un indicateur qui dit souvent l’inverse de ce qu’il prétend mesurer
Un indicateur simple mais discutable12, permet a priori de mesurer l’évolution du degré d’ouverture des économies: il s’agit de la somme des importations et des exportations sur le PIB au temps t et au temps t+1. De 1977 à 1997 par exemple, la Chine, le Mexique, l’Argentine, les Philippines, la Malaisie, le Bengladesh, la Thaïlande, l’Inde et le Brésil ont connu une progression plus rapide de leur numérateur que de leur dénominateur. Ces économies se sont donc ouvertes, à l’inverse du Pakistan, du Kenya, du Togo, des Honduras, du Sénégal, du Nigéria, de l’Egypte et de la Zambie pour reprendre les exemples donnés par D.Dollar (2004). Ces auteurs (2001) classent les pays selon ce ratio (calculé sur les périodes 1975-1979 et 1995-1997 pour soixante huit pays en voie de développement), complété par un autre indicateur (la réduction des droits de douane entre 1985-1987 et 1995-1997). Les trente pour cents (soit 24 pays) qui ont à la fois le plus accru leur commerce par rapport à leur PIB et réduit le plus leurs droits de douane seraient des "globalizers " et auraient connu une accélération de leur croissance, quand bien même ils seraient relativement "fermés " y compris après cette phase d’ouverture (le Brésil, l’Argentine par exemple). De là à attribuer à l’ouverture des vertus…il n’y a qu’un pas, vite franchi.
Etablir une relation économétrique de causalité entre l’ouverture externe – considérée sous le seul aspect de la réduction des droits de douane et de l’augmentation de l’indicateur d’ouverture – et le niveau du taux de croissance du PIB, sans considérer d’un côté, ce qui se passe du côté des mesures de contingentement, des licences d’importation, de la protection par la qualité, et surtout sans prendre en considération d’un autre côté, les politiques industrielles entreprises (subventions, réductions préférentiels des taux d’intérêt), peut donc donner une vision biaisée des processus en cours et conduire à des interprétations simplistes, si ce n’est erronées13. Certains pays s’ouvrent mais en contrôlant leur ouverture par des mesures de protection indirectes, transitoires, accompagnées de politiques industrielles spécifiques permettant de protéger une production locale qui, à terme, sera destinée aux exportations, ainsi qu’on a pu l’observer dans nombreux pays dont la Chine. D’autres pays se limitent à appliquer les mesures libérales préconisées par les institutions internationales sans mesures d’accompagnement, ainsi qu’on a pu l’observer en Amérique latine, et de manière caricaturale en Argentine, dans les années quatre vingt dix. Comme le fait d’ailleurs remarquer Kandur (2004), le ratio exportation plus importation sur le PIB n’est pas un indicateur de politique économique en soi, mais plutôt une variable dépendante, et son augmentation ne dépend pas nécessairement de la réduction des droits de douane, mais du "climat des affaires ", de l’efficacité des institutions14.
Enfin, comme le montrait Rodrik (1995), dans un article assez ancien, mesurer le degré d’ouverture par le ratio exportation plus importation sur PIB et déduire que son accroissement est à l’origine d’une accélération de la croissance de ce PIB peut être erroné. Prenant l’exemple de Taiwan et de la Corée du sud, Rodrik montre qu’il y a un décalage entre l’essor de la croissance et l’augmentation du PIB dans les années cinquante, au début du processus d’industrialisation "à marche forcée ". L’accélération du taux de croissance du PIB précède celui des exportations. On observe par contre que les courbes d’investissement et du PIB correspondent: c’est parce que le taux de formation brut s’élève que la croissance s’accélère. En affinant l’analyse, on observe enfin qu’il y a également un parallélisme entre la courbe des investissements et celle des importations, et plus particulièrement des importations de biens d’équipement. La leçon est limpide: les importations de biens d’équipement qui permettent à la fois d’incorporer les technologies récentes, d’améliorer de manière significative la productivité du travail d’une part, et d’autre part, les investissements massifs accélèrent la croissance tout en impulsant un fort processus de modernisation. Les exportations peuvent alors suivre, d’autant plus qu’elles bénéficient d’une politique industrielle conséquente (protectionnisme temporaire et sélectif pour les industries naissantes jusqu’à ce qu’elles aient atteint un niveau de compétitivité qui leur permette d’exporter massivement, avant même de chercher à satisfaire leur marché intérieur, politique de bas taux d’intérêt et risque de change pris par le gouvernement). Ce ne sont donc pas les exportations qui sont à l’origine de l’accélération de la croissance et, le ratio d’ouverture croissant, parce qu’il additionne une cause (les importations) et un effet (les exportations) perd de sa pertinence à expliquer la croissance. On comprend alors combien la hausse de ce ratio, pour reprendre Kandur, est un produit (une variable dépendante) plutôt qu’un indicateur de politique économique (ouvrir pour croître)
2. La relation entre ouverture et croissance est complexe15.
a. L’ouverture n’est pas réductible aux lois du marché libre de toute intervention:
Wing Thye Woo (in Akkerman et Teunissen, 2004), dans une étude très intéressante, analyse de manière critique les fondements théoriques de la relation positive entre la libéralisation commerciale et la croissance. Celle-ci repose sur trois piliers: a) la moyenne des droits de douane était moins élevée en Asie qu’en Amérique latine ; b) l’écart type de ces droits était plus élevée en Amérique latine qu’en Asie, ce qui signifie selon le courant orthodoxe, que l’intervention de l’Etat dans le premier cas avait un caractère "intempestif ", que moins de marché se traduit par moins d’efficacité et davantage de gagnants et de perdants qu’en Asie16 ; c) en Asie le taux de protection effectif était approximativement le même que la subvention effective versée aux exportations, alors qu’en Amérique latine le premier taux l’aurait emporté largement sur le second, ce qui signifierait que la proximité des taux produirait un effet semblable à l’absence des taux, les deux effets produits par ces taux s’annulant, ce qui ne serait pas le cas en Amérique latine. En Asie, le jeu des forces du marché serait retrouvé, ce qui expliquerait la vivacité de leur croissance alors qu’en Amérique latine, l’intervention de l’Etat freinerait la croissance en favorisant le marché intérieur.
Wing Thye Woo critique fortement ce dernier point et démontre son caractère erroné: la proximité des taux de protection aux importations et des taux de subvention aux exportations, observée dans les économies asiatiques, n’est pas suffisante pour conclure à la neutralisation des effets de ces deux taux et déduire que les économies asiatiques connaissent une croissance élevée grâce au "free trade " à l’inverse des économies latino américaines.
Soit Pi le prix des produits importables et Px les prix des biens exportables et "t " le taux de protection, "s " le taux de subvention alloué aux biens exportables, PWi le prix sur le marché mondial des importations et PWx le prix des exportations sur le marché domestique, nous aurons l’égalité suivante Pi/Px = PWi (1+t) / PWx (1+s). [1]
Si "t " augmente ou que baisse "s ", alors le rapport Pi/Px s’élève et les entrepreneurs préfèreront produire pour le marché intérieur que pour le marché extérieur. Si t = s > 0 alors l’équation [1] devient Pi/Px = PWi / PWx [2], ce qui semble justifier l’argument selon lequel les deux effets se neutraliseraient. Les économies asiatiques, grâce à cette neutralisation et aussi parce que l’écart type des taux de protection est moins élevé qu’en Amérique latine, peuvent être ainsi qualifiées comme des régimes de "free trade ", dont la croissance vive serait alors tirée par celle des exportations grâce au rôle plus important joué par le marché, plus performant par hypothèse que l’Etat. Un tel résultat "mathématique " va à l’encontre de nombre d’analyses de l’industrialisation des économies asiatiques.
Cette démonstration est cependant une "farce " selon l’expression de Wing Thye Woo (p.18): elle ne distingue pas les biens selon qu’il sont soumis à la concurrence externe ("tradable "), tant pour les importations que pour les exportation, ou protégés de celle-ci ("non tradable "). Une montée de la protection oriente davantage la production des biens importables au détriment des biens exportables, favorisant ainsi la production pour le marché intérieur, mais elle se traduit aussi par un déclin de la production des biens "non tradable ". de là on déduit que les deux situations t = s>0 et t =s=0 ne sont pas équivalentes et qu’il est donc abusif de déduire de la première situation un régime "free trade ".
Soit PT les prix local des biens "tradable ", PN le prix local des biens "non tradable " et PWT le prix mondial des biens " tradable ", nous pouvons écrire:
PT = a Pi + (1-a) PX avec 0<1 [3] PWT = a PWi + (1-a) PWX [4] L’équation [3] peut être écrite en utilisant l’équation [1]: PT = a PWi (1+t) + (1-a) PWX (1+s) [5] Lorsque t = s >0 nous pouvons écrire cette dernière équation sous la forme: PT = (1+t) PWT [6] Ce cas est celui d’une économie connaissant un régime de croissance tirée par les exportations (RCE). Si nous comparons le ratio des prix des biens "tradable " et des biens "non tradable " avec le ratio des prix sous le régime "free trade " (libre échange), nous aurons: PT /PN sous RCE = [(1+t)(PWT /PN ] > PWT /PN = PT /PN sous "free trade " [7]
Les deux régimes ne sont pas identiques. La conclusion est simple: le régime de croissance tirée par les exportations accroît la production des biens "tradable " aux dépends de celle "non tradable ". La croissance ne vient donc pas d’un voisinage de "t " avec "s ", neutralisant leurs effets respectifs et provoquant un comportement de l’économie de type "free trade ", mais de la baisse de la production des biens protégés ("non tradable "). Ce qui fait que la croissance puisse être alimentée par celle de la production des biens "tradable " au détriment des autres biens est que la première a une valorisation plus élevée – grâce à une politique d’appui à ce secteur – que la seconde, plus archaïque, représentée en général par l’agriculture non modernisée, de subsistance. Dès lors, toute politique industrielle visant à l’expansion de la première, par le biais de subventions sélectives et temporaires, peut être favorable à la croissance. La conclusion est donc exactement à l’inverse de celle tirée par les auteurs du mainstream. Ce n’est pas l’allocation optimale produite par le libre jeu du marché qui explique la forte croissance mais un combiné d’intervention de l’Etat et de forces du marché.
b. Ne pas oublier le "tiers exclu ":
La relation entre taux de croissance et ouverture au commerce international est donc plus complexe que celle soutenue par les tenants du libre échange. La croissance plus élevée peut être le produit d’une amélioration du fonctionnement des institutions17, d’une politique industrielle active et cohérente contrôlant l’ouverture, de l’état et de la structure de l’économie. La relation entre la croissance "y " et les variables explicative xi ressemble à celle habituellement testée du type y = ? ai xi, elle peut prendre la forme: y = [?ai xi ] + [x4 ? bi xi ] + c (x1x2x3x4) +e dans laquelle les "i " du premier terme vont de 1 à 4 et dans le second de 1 à 3. Le premier terme indique l’influence des variables explicatives, le second terme influe sur la croissance seulement si x4 est non nul, les troisième terme n’exerce aucune influence si une des variables est nulle. Elle peut, de manière plus radicale, prendre la forme uniquement du second terme, soit y = x4 ? bi xi, la variable x4 étant alors souvent considérée comme représentant la qualité des institutions: de très mauvaises institutions conduisent à une croissance nulle quelques soit le degré d’ouverture. La définition des institutions est cependant souvent " élastique ": les appareils d’Etat, l’ensemble des règles, des coutumes et des pratiques. Dans la définition adoptée par les Institutions internationales la qualité des Institutions dépend, entre autres variables, du respect des droits de propriété18…et le défaut de croissance est alors expliqué par ce non respect. Mais alors, comme le rappelle Rodrik (2004) avec humour, chercher à comprendre les perceptions des investisseurs à partir de règles du droit, comme le respect des droits de propriété, ne permet pas de comprendre pourquoi la Chine connaît une expansion sans précédent de son PIB, des investissements étrangers directs alors même que ces droits sont déniés19.
Pour conclure cette section, l’ouverture peut permettre une augmentation du taux de croissance mais seulement si elle est accompagnée de mesures qui non rien à voir avec le free trade20. Celles-ci constituent le "tiers exclu ", celui qui n’apparaît pas de prime abord mais sans lequel rien n’est compréhensible. Non accompagnée de ces mesures, l’ouverture ne produit pas les effets désirés. Comme le fait remarquer l’UNCTAD (2004), les tenants de l’approche libérale mettent "la charrue avant les boeufs ": au lieu d’analyser d’abord les effets de la libéralisation du commerce extérieur sur la croissance, il vaudrait mieux analyser d’abord les effets du commerce sur la croissance, les distribution des revenus, la pauvreté.
c. De nouveau… sur les effets bénéfiques de l’ouverture comprise comme une victoire du marché sur l’Etat.
Selon des économistes appartenant au"mainstrean ", l’ouverture devrait permettre de mettre en place une économie plus efficiente grâce à une allocation des facteurs selon leur rareté relative. Mais comme les faits sont "têtus ", et que les conséquences des ouvertures sans filet de protection ont en général un coût social important questionnant la pertinence des recommandations des Institutions internationales et leur légitimité, on observe des évolutions et pour de nombreux économistes, proches de ces Institutions, il convient désormais de considérer également la qualité des institutions (nous venons de le voir) et prendre en compte les questions relatives à l’éthique21. Pour autant, il reste que ne pas tenir compte de la rareté relative des facteurs entraverait le fonctionnement efficient du marché relèverait donc de l’hérésie…
Il faut reconnaître que la thèse liant la croissance tirée par l’exportation au jeu libre des forces du marché a, de prime abord, l’attrait de l’évidence. Adopter une politique économique volontariste visant à substituer des importations par de la production locale, favoriserait le "rent seeking ", l’excès d’Etat et la bureaucratie, le clientélisme et la corruption et conduirait à une allocation non optimale des ressources, selon ce courant. L’observation historique pourtant révèle que les grandes périodes d’industrialisation en Amérique latine, mais aussi en Asie, sont caractérisées par une intervention conséquente de l’Etat22, accompagnée de corruption et de clientélisme certes mais qui ne constituent pas nécessairement une entrave à l’industrialisation23.
1. La dangerosité de cette thèse, assimilant ouverture à libre échange, justifie qu’on s’attarde sur elle et qu’on analyse d’autres arguments mis en avant pour justifier sa pertinence.
La démonstration s’effectue à partir de la combinaison de deux thèses qu’on voudrait complémentaires et d’un constat économétrique obtenu à partir d’une analyse en panel ou en cohorte (un échantillon de pays sur une période longue). La première est celle, bien connue, de Hecsker-Ohlin des coûts comparatifs24. Cette thèse explique la spécialisation inter branches selon les dotations relatives de facteur. Elle déduit des hypothèses retenues qu’un pays peu doté en capital et "riche " en travail devrait produire des biens privilégiant l’utilisation intensive de main d’oeuvre. En pratiquant le libre échange, il obtiendrait davantage de "bien être " qu’en autarcie. La seconde thèse analyse les effets redistributifs de la nouvelle spécialisation obtenue selon les dotations relatives. On suppose que les pays pauvres en capital et main d’oeuvre qualifiée, mais riches en main d’oeuvre non qualifiée, se spécialisent selon une combinaison productive utilisant de la main d’oeuvre non qualifiée et peu de capital. Inversement, les pays ayant une dotation riche en capital et en main d’oeuvre qualifiée se spécialiseront dans des produits nécessitant du travail qualifié et intensif en capital. Ces transformations des structures productives ne peuvent s’effectuer que s’il y une mobilité de la main d’oeuvre au sein de chaque pays. Dans un cas, la demande de travail non qualifiée augmentera donc par rapport à celle qualifiée et inversement dans le second cas.
L’écart de salaire entre travail non qualifié et travail qualifié devrait donc être réduit dans les pays en voie de développement et s’accentuer dans les pays développés. Le libre échange serait donc éthiquement juste dans les pays en voie de développement, généralement caractérisés par des inégalités fortes, à l’exception de plusieurs pays asiatiques. Les inégalités sont insupportables, il est légitime qu’elles soient réduites. Leur réduction pourrait être obtenue en respectant les lois du marché, en rejetant donc les politiques volontaristes d’industrialisation ne respectant pas les dotations relatives et accroissant des inégalités déjà élevées. Le libre échange serait également efficace. On observe en effet, sur une longue période (20-25 ans) que les pays – asiatiques en général – ayant l’inégalité la moins élevée ont connu une croissance vive, à l’inverse de ceux dont les inégalités sont importantes. La conclusion parait forte d’un point de vue économique: l’ouverture libérale permet une réduction des inégalités dans les pays en développement. Cet attrait de l’évidence repose sur sophisme. A supposer que les inégalités puissent être réduites grâce à l’ouverture libérale, ce qui est contestable, ce n’est pas parce qu’elles sont moins importantes qu’ipso facto cela implique une plus grande croissance, à moins de démontrer économiquement la relation, ce qui n’est pas fait sinon sous forme de présupposés: la libéralisation donne plus d’efficacité qui produit plus de croissance. Et si on quitte l’analyse de panel, où la Birmanie voisine avec les Etats-Unis, où la période considérée n’a rien à voir avec les sous périodes que connaissent chaque pays selon leur régime d’accumulation dominant, on ne peut comprendre pourquoi le Brésil a connu ses plus forts taux de croissance dans les années soixante dix avec des inégalités croissantes, rendues possible par la venue de dictatures militaires. On ne peut comprendre pourquoi, dans les économies latino américaines et asiatiques, soumises à une ouverture libérale rapide dans les années quatre vingt dix, les inégalités salariales aient cru dans les années quatre vingt dix et la croissance par tête ait fléchi fortement (Salama, 2005).
On ne peut comprendre enfin l’explosion des inégalités en Chine, le maintien de son taux de croissance à un niveau très élevé, son insertion de plus en grande dans le commerce mondial.
2. Deux objections peuvent être faites.
a. Les pays "pauvres " en capital utilisent de facto, lorsqu’ils le peuvent, des techniques intensives en capital car leurs entreprises ne pourraient, dans le cas contraire, résister à la concurrence internationale, leur compétitivité étant trop insuffisante, sauf à être extrêmement protégées par des droits de douane, contingentements et autres licences d’importations dissuasives. C’est la loi des coûts absolus, comparés (Smith), et non celles des coûts comparatifs (Ricardo) qui est pertinente pour expliquer le commerce international. Le commerce international obéit enfin de plus en plus à une logique de spécialisation intra branche. La nouvelle théorie du commerce internationale, sous l’impulsion de Kaldor via Krugman, a concilié davantage faits et théorie que ne le faisaient les tenants d’une division internationale selon les dotations relatives de facteurs. En incorporant les rendements d’échelle croissants, la différenciation des produits, elle a montré théoriquement que l’échange s’effectuait selon une la spécialisation intra branche, ce qui était pour le moins bienvenu. L’observation, même élémentaire, des spécialisations montre en effet à la fois que celles-ci s’opèrent au sein des branches principalement et qu’enfin celles qui continuent à s’effectuer entre les branches sont de plus en plus délaissées, réservées aux pays "les moins avancés " qui n’arrivent pas à "décoller ". La composition des exportations des pays en développement a été complètement bouleversée ces dernières décennies. Elles exportent à plus de 80% aujourd’hui des produits manufacturés comme nous l’avons déjà indiqué25
Certes, le coût de la main d’oeuvre est en général faible si on le compare à celui des pays développés et ceci peut constituer un avantage relatif, permettre que les exportations de ces pays concurrencent les productions nationales des pays développés. Mais deux remarques doivent immédiatement être faites. La première concerne le raisonnement même: dire que le coût de la main d’oeuvre moins élevé puisse constituer un avantage, ce n’est pas pour autant raisonner en terme de coûts comparatifs (Ricardo, puis la "théorie pure du commerce international), mais en terme de coûts absolus comparés (A.Smith, puis, souvent, la nouvelle théorie du commerce international).
b. La seconde objection concerne la fonction de production d’un produit: elle n’est ni continue comme l’imaginent les théoriciens de la "théorie pure du commerce international ", ni semblable dans les deux pays. Elle est discontinue, brisée en peu de segments. Les possibilités de choix entre les techniques sont donc restreintes. On ne peut utiliser une technique ancienne, au prétexte qu’elle utilise beaucoup de main d’oeuvre et peu de capital, que pour un nombre réduit de produits. C’est la raison pour laquelle, nombre de pays asiatiques (Corée du sud, Taiwan, etc, Chine aujourd’hui) qui ont utilisé cet "avantage absolu comparé " ont cherché ensuite (Corée du sud, Taiwan, etc), cherchent (Chine, Inde) grâce à une politique industrielle volontariste, a élargir la gamme de leurs produits, a utiliser des techniques de pointe et pour ce faire, ont entrepris de gros efforts pour la formation et la recherche, ainsi que nous l’avons vu.
Les entreprises cherchent à valoriser leur capitaux et donc à minimiser leurs coûts unitaires du travail (salaire et productivité), à bénéficier de soutiens directs de l’Etat, d’une politique de change, déprécié si elles exportent ou travaillent pour leur marché intérieur, apprécié si elle importent et si elles désirent exporter leurs profits. En d’autres termes, ce ne sont pas les coûts comparatifs qui sont importants, mais les coûts absolus. Quittant David Ricardo (analyse dynamique), dévoyé par Hescker-Ohlin (analyse statique), on revient vers Adam Smith… ce faisant, on redécouvre les "tiers exclus ", ceux sans lesquels on comprend mal les phénomènes économiques comme les institutions.
La libéralisation de l’économie peut ne pas stimuler la croissance et favoriser l’essor de la productivité, elle peut ruiner nombre de personnes, détruire des marchés sans permettre que d’autres se reconstituent si les ménages s’avèrent incapables de répondre aux chocs externes sans un appui approprié de l’Etat, être à l’origine d’une vulnérabilité plus grande si la nouvelle insertion repose sur des spécialisations peu dynamiques sujettes à une demande internationale volatile (Winters A et ali, 2004) et peu dynamique, produire enfin des spécialisations dites "appauvrissantes ". Ouverture et libre échange ne sont pas synonymes. L’ouverture peut favoriser la croissance si elle est le produit d’une politique visant à la contrôler. L’expérience suivie par de nombreux pays asiatiques, la Chine aujourd’hui, est là pour le montrer en vivo. Pour autant, une intervention forte de l’Etat dans l’économique, qu’elle soit directe ou indirecte, ne se traduit pas nécessairement par davantage de cohésion sociale. Limitée aux seules entreprises, excluant de son champs la gestion de la force de travail et la laissant régie par les seules forces du marché, ouverture et intervention de l’Etat peuvent être synonymes d’inégalités croissante et, à terme, de perte de cohésion sociale. C’est aussi ce que montre aujourd’hui l’expérience chinoise.
Au-delà des confusions entretenues assimilant ouverture et libre échange, du simplisme consistant à opposer l’Etat et le Marché sans comprendre leurs relations organiques, proposer une insertion plus forte dans l’économie mondiale n’est pas incompatible avec le développement du marché intérieur, possible grâce à une redistribution des revenus respectant davantage des règles simples d’équité, à la condition toutefois que l’ouverture plus importante soit …pensée également d’un point de vue social.
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Politique industrielle suivie par les dragons asiatiques
* "Este artículo se encuentra bajo la licencia Creative Commons". En publicacion: Alternativas á globalização: pôtencias emergentes e os novos caminhos da modernidade. Pierre Salama UNESCO, Organización de las Naciones Unidas para la Educación, la Ciencia y la Cltura. 2005. Acceso al texto completo: http://bibliotecavirtual.clacso.org.ar/ar/libros/reggen/pp05.pdf
1. Professeur, membre du cepn-cnrs, Directeur scientifique de la revue Tiers Monde, e-mail: salama[arroba]seg.univ-paris13.fr, http://perso.wanadoo.fr/pierre.salama/
2. Voir notamment le rapport de la Banque Mondiale (2004), pages 31 et 32 où il est fait référence à cette approche.
3. Qu’il ne faut pas confondre avec les avantages comparatifs de type Ricardo version Hecker Ohlin, comme on le lit souvent.
4. ainsi que le souligne par exemple la revue Business Week: voir le numéro du 6 décembre 2004 intitulé "The three scariest words in US industry: cut your price… "
5. Cependant, à la différence de la Corée, la Chine investit encore relativement peu dans la recherche (un peu moins de 1% du Pib), mais qui par contre fait de gros efforts en matière d’éducation et aujourd’hui d’achat d’entreprises des pays développés afin de s’approprier marchés et connaissances technologiques.
6. L’évolution de la pauvreté absolue dépend de trois facteurs, le taux de croissance, le niveau des inégalités et sa variation. Plus le niveau des inégalités est élevé, moins la croissance diminuera la pauvreté, si les inégalités restent constantes (croissance neutre du point de vue des effets distributifs) et inversement. Si les inégalités s’accentuent, un plus fort taux de croissance devient nécessaire pour diminuer l’ampleur de la pauvreté que si elles étaient restées stables. Enfin une forte croissance constitue un facteur favorable à la diminution de la pauvreté, toute chose étant égale par ailleurs. A partir de la fin des années quatre vingt dix deux facteurs jouent contre la baisse de la pauvreté en Chine: le niveau atteint par les inégalités et leur progression et annihilent, depuis 1996, les effets bénéfiques de la croissance sur la pauvreté. Inégalités croissantes (niveau et évolution), croissance élevée jouent donc contradictoirement sur le niveau de pauvreté absolu.
7. Dans son numéro spécial consacré à la Chine face à l’Inde, la revue Business Week du 22 aout 2005 consacre un chapitre à l’agenda social…Le développement d’infrastructures modernes (routes, chemin de fer), surtout à partir de 1998 afin d’éviter, entre autres, la contagion de la crise asiatique, facilite les déplacements des paysans vers les villes, favorise l’expansion d’une véritable armée de réserve dans les villes de travailleurs "flottants ", illégaux, dormant dans les gares, en quête du premier emploi venu et paradoxalement devient une source d’augmentation, dans un premier temps, de la pauvreté urbaine (Banque Mondiale, 2005)
8. La comparaison avec les Etats-Unis est intéressante: la FBCF est en moyenne de 1997 à 2005 de 40% en Chine et de 24% aux Etats Unis, le taux d’épargne est de 40,3% contre 13,6% respectivement. Source: McKinsey Quaterly (10.09.2005) ; elle se situe à moins de 20% en Amérique latine.
9. L’Unctad calcule un indice intéressant mettant en rapport d’un côté les ied d’un pays par rapport au ide mondiaux et d’autre le Pib de ce pays par rapport au Pib mondial. Sur 140 pays, cet indicateur révèle le poids croissant des investissements étrangers en Chine puisque il se situe au 61° rang de 1988 à 1990 pour passe au 47° rang dix ans plus tard (voir Arellano, 2004).
10. Salaires réels dans l’industrie en Chine comparés à quelques autres pays en 1998, selon Shafaedin (2002)
Chili | Corée | Etats-Unis | Inde | Japon | Mexique |
12,51 | 12,85 | 47,80 | 1,49 | 29,90 | 7,78 |
Des données plus récentes, élaborées par le Bureau of Labour Statistics (Mai 2004), confirment ces écarts: le coût horaire dans l’industrie manufacturière est de 0,6 dollar Us en Chine contre 21,37 aux Etats-Unis, 19,02 au Japon, 2,61 au Mexique et 0,3 en Inde en 2002.
11. Cet indicateur, construit par G.Palma, est un ratio dans lequel le numérateur représente la part de marché d’un pays dans des produits appartenant à des secteurs dynamiques (dans les importations de l’Ocde) pondéré par le poids pris par ces secteurs dans l’ensemble des importations de l’Ocde ; le dénominateur comporte des produits évalués selon la même méthode mais appartenant à des secteurs peu dynamiques, en régression.
12. Cet indicateur prête davantage à confusion qu’il ne mesure l’évolution de l’ouverture, surtout pour les économies les moins avancées. Birdstall et Hamoudi (2002), dans leurs critiques aux travaux de Dollar et Kraay (2001), ont souligné cette ambiguïté et montrent que "le contenu des exportations et les changements dans les prix mondiaux comptent davantage dans l’histoire de la globalisation des globalizers que leur libéralisation " (p.15). Cet indicateur met en effet en rapport un dénominateur composé de l’absorption et du solde des échanges extérieur, et un numérateur comprenant la somme des importations et des exportations. Considérant deux pays identiques, il suffit que l’un accepte un déficit conséquent de ses échanges extérieurs pour qu’il apparaisse comme plus "ouvert " que l’autre qui refuse ce déficit. Dans le même ordre d’idée, il suffit qu’il y ait une amélioration des termes de l’échange pour que les pays principalement exportateurs de matières premières apparaissent comme davantage ouverts, et fassent partie du groupe des "globalizers " de Dollar et Kraay, et à l’inverse, il suffit qu’il y ait un effondrement du cours de matières premières et que ces pays suivent une politique de rigueur visant à équilibrer leurs comptes externes, pour qu’ils ne fassent plus partie de ce groupe, ainsi que le montrent Birdstall et Hamoudi (op.cit.) et le rapport de l’UNCTAD sur les pays les moins avancés (2004)
13. Comme le disent fort bien Birdstall et Hamoudi (p.6): "We are not arguing in favor of closure to international trade…but the claim that "globalization is good for the poor "(ps: comme le font Dollar et Kraay) – just like the claim that it "hurts the poor" – is not helpful to those many countries who are already reasonably "open" but still struggling with what Easterly calls "the elusive quest for growth" 10
14. "many have made the leap from an association between the trade ratio and growth to a policy recommendation to reduce tariffs, but this is across a chasm that is not easily bridged methodologically…" p 4.
15. Pour une présentation de l’ensemble des questions soulevées par les différents tests économétriques, voir Winters A et ali (2004) et pour une présentation du débat au sein des institutions internationales, voir Lora E, Pagés C, Panizza U et Stein E (sous la direction de) (2004), pages 29 à 34.
16. Il est intéressant de noter que selon cette approche la relation Etat/marché est considérée comme un jeu à somme nulle: plus d’Etat signifie moins de marché et donc moins d’efficacité. On est loin des approches qui conçoivent le rapport Etat/Marché de manière organique: le fonctionnement du Marché n’étant rendu possible que grâce à une intervention de l’Etat qui définit les règles, intervient directement pour que le Marché existe et fonctionne.
17. Pour certains auteurs (Acemoglu D, Johson S, Robinson J et Thaicharoen Y, 2002): dans une perspective historique, la qualité des institutions explique et la croissance et sa volatilité davantage que de bonnes ou de mauvaises politiques macro économiques depuis la seconde guerre mondiale. Celles-ci ne seraient que des symptômes plutôt que des causes des performances économiques. La qualité des institutions est mesurée dans cette étude par une variable proxy:le taux de mortalité des colons à l’époque coloniale.
18. Dans le rapport de 2005 de la Banque mondiale on trouve des références prononcées au respect des droits de propriétés. L’efficacité du Gouvernement (mesurée par la qualité du service public de la bureaucratie, de la compétence des fonctionnaires, de leur indépendance et enfin de la crédibilité des engagements pris par les gouvernements) serait d’autant plus élevée que le respect des droits de propriété serait important et inversement, aussi bien en cas de faible ou de forte "voice and accountability " (mesurée par un ensemble d’indicateurs de référant aux processus politiques, au respect des libertés, de la possibilité pour les citoyens de participer au choix de leurs gouvernement). Voir la seconde partie de ce rapport, mais aussi le chapitre 5.
19. Reprenant les travaux de Qian, Rodrik indique que les institutions peuvent être des "Institutions de transition " mettant en oeuvre des politiques pragmatiques de transition comme celles des double prix, des formes intermédiaires de propriété etc. voir Rodrik (a2003) et Qian dans Rodrik, ed (a2003) et surtout Rodrik (b 2003).
20. A l’inverse on ne peut pas démontrer économétriquement, de manière robuste, que des restrictions à l’ouverture favorisent la croissance depuis la seconde guerre mondiale, contrairement à ce qu’on a pu souvent observer au 19° siècle et dans la première moitié du vingtième (Bairoch, 1993)
21. Voir par exemple le rapport de la Banque mondiale de 2005 centré sur ces questions.
22. Au point qu’on a pu parfois qualifier ces économies de "capitalisme d’Etat ": l’Etat investissant au lieu et place d’une bourgeoisie industrielle défaillante, en voie de constitution.On a même pu souligner qu’une des spécificités de cette intervention de l’Etat était qu’elle produisant la couche sociale qu’elle était censée représenter. On trouvera dans notre livre (Mathias et Salama, 1983) une présentation de l’ensemble de ces discussions ainsi qu’une proposition théorique pour comprendre l’importance de cette intervention. Pour les économies asiatiques, on peut se référer aux ouvrages devenus classiques d’A.Amsten (1989).
23. Les questions relatives à la corruption, au clientélisme, voire même au "rent seeking " sont complexes et ne peuvent être réduites à une interprétation unilatérale, négative, fortement marquée d’européocentrisme. Au-delà du jugement de valeur qu’on peut porter sur de telles pratiques, force est d’observer qu’en déça de certains seuils, elle peut favoriser la croissance et constituer un mécanisme de légitimité grâce à la redistribution qu’elle peut permettre si toutefois elle est efficace et n’aboutit pas au seul enrichissement personnel des chercheurs de rente. L’expérience récente des privatisations dans de nombreux pays montre enfin, à contrario, que ce n’est pas nécessairement le "trop " d’Etat qui conduit à une montée de la corruption, mais bien au contraire l’insuffisance d’Etat, lorsque les règles de droit deviennent floues et que les capacités de contrôle de l’Etat sont réduites.
24. Dont il ne faudrait surtout pas oublier les hypothèses et la méthode suivie: les dotations des facteurs sont données, seules les marchandises peuvent s’échanger et les facteurs de production sont donc supposés immobiles entre les pays, mais parfaitement mobiles (donc sans coût de transaction) au sein de chaque pays. Les fonctions de production, pour chaque produit, sont supposées identiques dans chaque pays, continues et dérivables. Le raisonnement consiste à comparer deux équilibres, l’un en autarcie, l’autre en libre échange.
25. Plus exactement, en 1980, 25% des exportations des pays en voie de développement étaient des produits manufacturés et en 1998, 80%. (Banque Mondiale, p.32, 2004)
Pierre Salama