Résumé
De leur naissance à nos jours, les sciences humaines ont été confrontées à des tentations contradictoires: leur mission fut tantôt définie par la nécessité de démontrer la positivité de leurs objets d'étude, tantôt par un souci non moins intense de consacrer la suprématie de la dimension symbolique dans le développement des rapports sociaux. Si plusieurs auteurs, dont Jürgen Habermas, ont signalé les dangers de céder à un basculement entre ces deux perspectives épistémologiques, la résurgence d'un intérêt certain pour l'imaginaire a donné lieu, depuis les vingt dernières années, à plusieurs théorisations, stimulées qu'elles furent sans doute par la perte de crédibilité du marxisme et du structuralisme, ainsi que par l'essor des sciences interprétatives. Eu égard à ces lectures antinomiques du mandat des sciences humaines, le présent propos formule une réflexion sur le statut de la notion d'imaginaire (cf. Castoriadis, Breton et Derrida), rappelle brièvement les arguments de son exclusion et expose quelques éléments du plaidoyer souvent entendu pour sa réhabilitation. Son objectif comparatif est de montrer que la dévaluation classique et la surestimation de l'imaginaire sont deux radicalismes dont la logique fondamentale est similaire sur maints aspects, voire mène pareillement à la métaphysique par des chemins différents.
Abstract
From their birth up to today, human sciences have been faced with contradictory temptations: their mission has been sometimes defined by the necessity of demonstrating the positivity of their object of study, and at other times by the concern, as intense to consecrate the supremacy of the symbolic dimension of the development of social interactions. Even if several authors, including Jürgen Habermas, have indicated the dangers of surrendering to one or the other of these two epistemological perspectives, the resurgence of a certain interest for the imaginary has lead to, in the last twenty years, several theorizations, stimulated as, without doubt, they have been by the loss of credibility of marxism and structuralism and by the rapid expansion of the interpretive sciences. In regard to these antinomical reading of the mandate of human sciences, the present article offers a reflection on the status of the notion of the imaginary (cf. Castoriadis, Breton et Derrida), briefly reviews the arguments for its exclusion and exposes a few elements of the plea often heard for its rehabilitation. Its comparative objective is to show that the classic devaluation and the overestimation of the imaginary are two radicalism who's fundamental logic is similar on many aspects, and even, leads to metaphysics by a different path.
«Le renversement d'une proposition métaphysique reste une proposition métaphysique». Martin Heidegger
Les sciences humaines ne se sont ouvertes que tardivement à une redéfinition du statut du symbole dans la vie collective. La contribution de l'anthropologie culturelle fut à cet égard peut-être décisive pour démontrer l'importance de cette variable dans l'étude de l'action humaine. De leur côté, les sociologies de type positiviste et marxiste sont demeurées réticentes à ce que l'on considérait encore jusqu'à tout récemment, on le sait, comme l'expression sinon d'un aveuglement, au moins d'une aliénation. La fonction de l'imaginaire apparaît, à tout événement, comme une dimension dont on ne saurait de moins en moins ignorer l'efficacité, bien que la légitimité de ce champ d'investigation soit, du reste, parfois contestée. Les modalités du développement de cette préoccupation prennent, cependant, des formes inédites dans lesquelles la reconnaissance de ce que l'on discréditait hier donnent lieu à des reconceptualisations théoriques enthousiastes où la fiction sert de paradigme fondateur.
Sans remettre en cause les percées heuristiques, notamment postpositivistes que le recours à cette notion incite à ouvrir, la présente réflexion vise à identifier et analyser quelques impasses qui surgissent d'une incantation épistémologique de l'imaginaire comme moyen d'évitement des réductionnismes et de leurs avatars. L'idée générale qui l'inspire s'autorise, au point de départ, d'une observation critique dont il s'agit de mettre à l'épreuve la pertinence: la surestimation de l'imagination symbolique, dans plusieurs perspectives où elle est érigée en maître-mot, mène aux mêmes apories que sa dévaluation classique. Les sciences humaines offrent d'innombrables illustrations de la convergence argumentative de ces deux options antinomiques dont le libellé semble cacher des similarités fonctionnelles, voire un même ordre d'aspirations à une interprétation hégémonique. Les discours de Castoriadis, de Breton et de Derrida peuvent être lus pour exemplifier cette réversibilité des effets par leur concession d'un privilège épistémologique à la notion de fiction, malgré que l'on ne puisse les y réduire.
Déjà, à la fin des années soixante, Jürgen Habermas signalait que la sortie du positivisme ne devait pas s'accompagner de la constitution d'un contre-réductionnisme, précisément par l'élévation de l'idéalisme herméneutique au rang d'une science candidate aux attributions de l'universalité. Sa mise en garde servait également à esquisser un programme intellectuel devant culminer sur un nivellement du fossé entre les méthodologies analytiques et interprétatives. Fallait-il peut-être y voir, au-delà de son ambition elle-même quelque peu téméraire, un plaidoyer contre l'unidimensionalité qui ne fut pas seulement la maladie infantile des sciences humaines, mais hélas bien souvent, leur procédure d'évolution. L'actualité du questionnement d'Habermas demeure, car la préoccupation qui lui est sous-jacente peut être retranscrite dans un projet de compréhension des thématisations contemporaines de l'imaginaire. Dans quelle mesure l'avertissement d'Habermas garde-t-il son potentiel pédagogique? L'absolutisation de la fonction du symbole risque de verser, selon toute vraisemblance, dans un réinvestissement de la métaphysique d'un idéal régulateur, sinon dans la définition d'une unité de mesure présumément susceptible d'épuiser l'explication de tous les faits sociaux.
Compte tenu des visées ponctuelles de ce propos, de son indifférence à l'émancipation dans le champ du savoir comme à l'établissement de convergences entre des ordres de discours spécifiques qui se prétendent incommensurables finalement, il faut plutôt, dans un premier temps, rappeler à grands traits quelles furent les prémisses dominantes dans les argumentaires d'exclusion du symbole. Dans un second temps, une comparaison avec le contre-signe que représente aujourd'hui la redécouverte contemporaine des vertus de l'imaginaire permettrait de dégager certains écueils qui accompagnent ses usages en sciences humaines, surtout en sciences sociales, celles-ci étant toujours en recherche d'elles-mêmes sur cette question.
Le symbole peut être défini comme un signe évoquant une représentation abstraite. Quelque soit le domaine où on l'utilise, le sens particulier qu'on lui confère, sa consistance propre renvoie toujours à l'idée d'une rencontre entre deux termes a priori distincts. L'étymologie première désigne la confluence de deux cours d'eaux, leur point de croisement. Le sumballein conjoint donc des aspects séparés, concret par le recours à un support matériel, abstrait par la convocation d'un univers de référence qui l'oriente dans un ordre sémantique. Faire voir dans un objet autre chose que lui-même, telle est la fonction du symbole dont l'efficacité traverse les deux versants d'une polarisation et finit en pratique par en annuler l'antinomie. Par contre, l'imaginaire constitue la représentation évoquée par le symbole pour lui attribuer une signification spécifique. Il en dépend autant qu'il le complète dans la mesure où le symbolique ne peut que reposer sur un modèle, sur un protocole d'intelligibilité dernier qu'il sert à manifester, à incarner en quelque sorte. Le rapport entre l'imaginaire et le symbole ne s'épuise, en somme, ni dans la simple équivalence, ni dans l'exclusion, puisque les dimensions qu'il réunit, contradictoires en théorie et complémentaires en réalité, ne prévalent l'une sur l'autre que suivant un certain angle de perspective. L'ambivalence du symbolique, par cette double appartenance à des mondes différents, fut d'abord jugé comme un obstacle épistémologique à l'acquisition des «idées claires et distinctes» – pour reprendre l'expression de Descartes – avant d'être proposée récemment, par une volonté de renverser les raisonnements classiques, comme un instrument de dévoilement d'une nouvelle heuristique en sciences humaines.
1. Le parcours d'accréditation de la sociologie par exemple, de sa naissance à son accession au statut de science, fut largement inspiré par une velléité de contenir la fonction du symbole, voire par un projet délibéré de la vaincre. Saint-Simon et Comte, forts d'une sensibilité à la volupté des faits contre les représentations métaphysiques, ne reconnaissent son importance que pour la soustraire à la condition d'un savoir qui encode en quelque sorte les régularités empiriques dans un ordre nomothétique. Si Le Play confère à cette jeune science une mission essentiellement descriptive, Durkheim donne l'impression de corriger le réductionnisme ambiant en décrétant que l'univers social «n'est rien d'autre que le milieu moral ou, mieux, l'ensemble des différents milieux moraux qui entourent l'individu». Cette apparente primauté accordée aux aspects invisibles, donc aux symboles comme chantier privilégié d'élaboration de la conscience collective en particulier, de la communauté humaine en général, a néanmoins tôt fait de buter à son tour sur les effets pervers d'une consigne méthodologique. La nécessité qu'il proclame de saisir les faits sociaux «comme des choses, c'est-à-dire comme des modalités extérieures à l'individu» laisse inexpliqué, d'une part, le mode d'inscription du chercheur dans la société à laquelle il participe. D'autre part, elle contribue à circonscrire un espace d'exception au sein duquel la puissance du signe ne peut jamais être appréciée que du dehors, dans une stabilité artificielle et trompeuse qui l'ampute de son dynamisme, y compris des déterminations qu'il exerce sur les processus mêmes de la connaissance. L'efficacité de l'imagination symbolique n'y devient alors que le vestige d'une causalité morte, sinon rendue inopérante par la somptuosité d'une objectivation sans partage. La réception du symbole ou de son référent abstrait, l'imaginaire, est donc conditionnée par la capacité du sujet à le faire devenir radicalement autre que lui-même. La méthode, chez Durkheim, reçoit ainsi le mandat de réifier les non-choses et relaie, du moins dans ses effets, certains éléments du prométhéisme et de l'ingénierie sociale des premiers sociologues.
2. La ligne de partage entre l'objectivation du symbole et son ascendance abstraite en croise corrélativement une autre, précisément celle qui répartit les décrets de vérité et de fausseté dans l'étude des représentations de la société. D'une impasse à surmonter (Saint-Simon et Comte), d'une vigilance méthodologique à développer (Durkheim et Weber), le glissement vers la dénégation du symbole mobilise les préoccupations intellectuelles d'autant plus rapidement que son potentiel «véritatif» apparaît nul et ne peut, en conséquence, que faire écran au développement des sciences humaines. Les critères de transparence et de visibilité comme lieu d'élection du déterminisme culminent sur l'identification de la positivité à la vérité ou – ce qui revient au même – de la réalité à l'utilité. Il s'ensuit donc, en revanche, qu'un long combat doit s'amorcer dès le début du XIXe siècle et se poursuivre jusqu'à nos jours contre la déroute générale de l'esprit que représentent les productions symboliques, dispensatrices d'illusions et de chimères. L'enjeu qui se dessine alors consiste à conférer au social, plutôt à la science qui l'étudie un objet susceptible d'accéder à la respectabilité du savoir. La bataille engagée pour contenir les ravages du symbole, cette dérivation séculière du système théologique, connaîtra des rebondissements multiples, sinon des influences diverses dans la plupart des grandes théories modernes. Elle se livre sous mille formes, mais principalement sur un double front, soit par une levée de boucliers destinée à mettre définitivement en échec tant la morale que les idéologies, toutes deux définies comme des vecteurs privilégiés de l'imaginaire.
D'un côté, contre les prescriptions normatives des moralistes (Louis de Bonald, Joseph de Maistre), les sciences humaines assoient leurs lettres de créance sur la disqualification du rapport implicite qui se crée entre la logique du symbole, la restauration de la métaphysique, la résistance à un progrès social et intellectuel dont la signification le doit à l'amalgame opposé et jugé combien plus prometteur du réel et du rationnel. D'un autre côté, contre le mouvement des «idéologues» (de Tracy, Sieyès, Garat, Cabanis, Volney) que Napoléon raille vigoureusement en les affublant du titre péjoratif d'«intellectuels», l'univers des prénotions et des préjugés populaires, dont ce type de discours est par ailleurs vu comme la cristallisation, viendra offrir, par la négative, la confirmation de la valeur intrinsèque du doublet vérité/positivité. Enfin, le problème de la fausseté des représentations de la société, plus ou moins attribué à l'emprise de l'imaginaire sur le langage, sera pris en charge d'une certaine manière par la sociologie de l'aliénation. Radicalisant la critique hégélienne de la religion (Écrits théologiques de jeunesse), Feuerbach et Bauer élargissent cette idée par la thématisation générale de la «conscience fausse» que Marx, soucieux plus que quiconque des causalités positives, reprend à son compte dans L'idéologie allemande: «Jusqu'à maintenant, les hommes se sont faits des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu'ils sont ou sur ce qu'ils devraient être. C'est d'après leurs représentations de Dieu, de l'homme normal qu'ils ont organisé leurs relations. Les inventions de leurs cerveaux ont fini par les subjuguer». D'où la thérapeutique qui s'impose: «Délivrons-les des chimères, des dogmes inaccessibles, des êtres d'imagination qui les plient sous un joug avilissant». Ayant pour cible à la fois la morale, l'idéologie et la «conscience fausse», le fameux précepte de la «coupure épistémologique» condense cet idéal d'exclusion du symbole – par une formule ironiquement métaphorique! – et s'inscrit dans la continuité d'une offensive amorcée par les oeuvres de Descartes, de Kant, de Marx, de Bachelard, etc.
Toutefois, dans la foulée de l'optimisme qui inspire leur émergence, les sciences humaines jouent d'ambivalence, sinon de duplicité en assumant les dichotomies héritées de la philosophie classique. La sociologie principalement donne l'impression de tergiverser entre les termes d'une préoccupation contradictoire, parce qu'elle évolue simultanément sur deux tableaux. Spéculative, elle prescrit transcendantalement les conditions d'existence et de validité de son objet. Cette critériologie puise sa crédibilité dans un désaveu des idéaux d'Ancien Régime autant, peut-être davantage que d'un travail d'induction du réel. Descriptive, elle se montre insistante à faire reconnaître son caractère positif, à fonder sa quête de légitimité dans l'immanence en cherchant à satisfaire aux règles qu'elle décrète. Ses a priori articulent donc la double logique de l'interrogation et de la réponse, de la prescription et de l'abandon à l'empirique. Toutefois, seul le second volet de la dualité étant revendiqué, les arguments de la discréditation de l'imaginaire peuvent ainsi laisser croire à une distanciation enfin accomplie du positivisme à l'égard du symbole. Pour reprendre le mot d'Hilary Putman, ce mode d'appréhension procède d'un «réalisme interne», parce que la définition de la réalité est établie par un acte cognitif dont la compréhension demeure inexplicitée. Dispensateurs de certitudes, les arguments qui opposent vérité et symbole cèdent au substantialisme, c’est-à-dire à la constitution d'un monde similaire par sa rigidité à la physis aristotélicienne.
3. La perte de crédibilité intellectuelle et politique des philosophies d'inspiration matérialiste contribue considérablement, depuis quelques années, à la révision du rapport entre les concepts de réalité et d'imaginaire, de vérité et de fausseté. La conception classique du symbole amorce lentement un changement de cap, surtout en sciences sociales où la considération de la face cachée des relations humaines apparaît comme un instrument pour mettre en lumière des déterminations d'autant plus profondes qu'invisibles. Pour qui voudrait forcer le trait en énonçant schématiquement quelques raisons pouvant expliquer pareille relecture, il semble qu'il faille les repérer sur trois plans de relativisation, chacun d'eux marquant les limites d'un courant théorique et le coup d'envoi dans la formulation de nouveaux postulats.
a) À certains usages du marxisme qui réduisent toute la causalité de la vie en commun à l'emprise de l'infrastructure, le recours à la notion d'imaginaire permet de montrer les misères de la sociologie de l'aliénation, son essentialisme et son moralisme, bref l'impossibilité de ramener à l'«opium du peuple» les abstractions dont la société procède.
b) Aux incantations du structuralisme qui figent le symbole dans des invariants par delà la représentation, les rappels de l'historicité de l'action et des catégories se multiplient de nos jours pour restaurer l'ordre de la contingence. La mise en relief du caractère métaphorique de tous les schémas intellectuels se présente comme une stratégie de décentrement et de dénaturalisation des référents derniers dans l'appréhension du monde.
c) À l'objectivisme scientiste du positivisme qui sanctionne le privilège de l'observateur, la réalité de ses conceptions et la neutralité de ses découpages, l'herméneutique devient, comme le souligne Vattimo, «l'idiome commun de la philosophie et de la culture» et des sciences sociales dans une large mesure. Sa portée réside dans la prise en charge par l'interprète à la fois de sa propre historicité et de celle de son objet. Le locuteur s'y trouve compromis dans un dialogue complexe au sein duquel des conditionnements se recoupent et des nouveaux modes d'appréhension émergent. La dimension symbolique n'est nullement étrangère à cette entreprise de décentrement. Au contraire, sa redécouverte semble parfois favoriser une forme de radicalisation des sciences herméneutiques contre les méthodologies analytiques.
Ces trois facteurs contribuent, parmi une multitude d'autres, à promouvoir, de manière plus ou moins directe, un désenclavement, une renonciation à convoiter un espace objectif comme phase terminale du discours. Ils se manifestent, à l'occasion, par le déclenchement de lectures hyperconstructivistes dont certaines versent dans un fictionnalisme absolu. De tels recadrages confinent, rappelons-le, à ce type de revirement que fustige Habermas et contre lequel sied encore son avertissement sur l'attrait et les dangers du contre-signe.
L'histoire de la difficile coexistence entre vérité et symbole témoigne du vertige que procure l'«horreur du vide» décrite par Pascal comme une répulsion exercée par la nature elle-même. L'impression de plénitude du réel est, au fond, liée à la certitude que le principe de causalité y git, qu'il ne s'en écarte jamais, bref que le monde, en sa contingence, répond d'une organisation intrinsèque qui ne le déborde nullement. Un courant de pensée que l'on peut appeler le «fictionnalisme radical» et dont l'inspiration semble emprunter autant au néo-kantisme qu'au nihilisme, apporte toutefois un déni de pertinence à cette thèse en tentant de démontrer que la force du vide originel ou la puissance de l'invisible constitue le véritable lieu de production des rapports sociaux. Le non-dit, le non-vu, le non-su, par-delà le discours, les sens et la connaissance, les théoriciens de cette interprétation en cherchent les traces en appliquant presque à la lettre la formule nietzschéenne du «devenir fable du monde» (c.f. Le crépuscule des idoles). Avec une visée davantage illustrative qu'exhaustive et sans prétendre épuiser toutes les nuances entre les propositions énoncées à travers cette perspective, il ne paraît probablement pas abusif de voir dans la pensée de Cornélius Castoriadis, de Stanislas Breton et de Jacques Derrida – pour ne retenir que trois exemples – un glissement des virtualités heuristiques de l'imaginaire vers ces impasses qu'emporte un fictionnalisme paroxystique.
1. Dans L'institution imaginaire de la société, l'une des oeuvres principales de Cornélius Castoriadis, la juxtaposition d'une critique fondamentale du marxisme et de l'élaboration d'une option de remplacement centrée sur les notions d'institution et d'imaginaire n'est certainement pas attribuable à l'arbitraire d'un découpage méthodologique. Il serait, en outre, superficiel de n'y voir qu'un réalignement intellectuel effectué au mi-temps d'un parcours biographique. Avec le recul de plus de deux décennies depuis la publication dudit ouvrage, l'établissement d'une continuité, la construction d'une ligne en pointillé entre le premier et le second Castoriadis se révèle peut-être plus instructive pour la compréhension de la logique de son argumentaire à l'égard du symbole que ne l'est la seule prise en acte d'un retournement à cent quatre-vingts degrés. Il ne s'agit pas d'insinuer, encore moins de soutenir l'idée d'une réductibilité quelconque entre le contenu des thèses de l'écrivain militant dans Socialisme ou barbarie et celui du théoricien de l'imaginaire, mais de manière plus limitée, d'indiquer des récurrences significatives, des repères communs, bref des rémanences surprenantes entre des formes de pensée qu'une perception immédiate serait sans doute encline à dissocier. Faut-il rappeler qu'une telle préoccupation est liée à la convergence dont ce propos fait l'hypothèse entre les absolutisations négative et positive de l'imaginaire.
Le jeu de bascule du marxisme à l'imaginaire qui s'amorce, chez Castoriadis, au cours des années soixante paraît surgir fondamentalement du constat de l'impuissance de la théorie à exprimer le réel. Face au désenchantement politique et au recadrage épistémologique qui s'ensuivent, tout son effort de reconceptualisation ne se déploie qu'en assumant une distanciation critique et un bouleversement du rapport qu'il tenait pour évident entre les choses et leurs représentations. Cette visée particulière, la notion d'institution permet de l'incarner, parce qu'elle vient restaurer la part idéelle de la réalité, singulièrement des rapports sociaux. Cette réallocation des vertus heuristiques sert à mettre en scène l'idée élémentaire selon laquelle il n'y a jamais eu, mieux qu'il ne peut y avoir d'identité possible entre le signifiant et le signifié, entre le concept et son référent concret. Ainsi, l'insaisissabilité de l'objet, ses dérobades et sa dépendance vis-à-vis l'observateur concourent à délimiter le site d'un nouveau champ de causalité, désormais centré sur la souveraine puissance de structuration qu'exerce, dans son optique, l'imaginaire. L'usage de cette dernière notion ne fait pas seulement que dénoncer la répression classique de l'image, des processus de sa création et de sa fixation, mais l'élève à la noblesse d'une détermination ultime de l'action.
La procédure d'argumentation tient, à première vue, d'une métamorphose: de la contingence des conditions matérielles jadis regroupées, chez lui, à l'enseigne de l'infrastructure, la société se voit désormais placée sous la juridiction d'une création ex nihilo. La catégorie-pivot d'«imaginaire radical» en frappe le sens et sa définition renvoie à cette «capacité de faire surgir comme image quelque chose qui n'est pas et n'a pas été». Son originalité devient associée à la recherche d'un principe premier et parfaitement insoumis à un quelconque conditionnement, puisque la portée qu'elle se voit attribuée découle d'une dynamique sui generis et forme le maillon initial dans une chaîne de déterminations. La désignation de la fiction comme causalité causante et non causée revient à circonscrire un lieu sans frontière, à tenter de révéler une force opérant «sous vide» si l'on peut ainsi dire, mais de laquelle, toutefois, tous les effets (le social-historique) découleraient, en un dégradé de nuances, en des «couches successives de sédimentation». Ce que l'on appelle la réalité, de son point de vue, ne décrit rien d'autre que différentes actualisations de ces dérivations. Bref, la pensée s'y révèle comme une rationalisation du symbole, mais il n'est plus possible qu'elle soit une symbolisation de la rationalité. Cette prémisse découle de la primauté de la poesis sur le logos.
Toute la difficulté de cette lecture consiste à expliquer, autrement que par incantation rhétorique, le passage du «rien» (constituant) à une «chose» (constituée), de la fiction au réel, du possible à la contingence, de l'indétermination à la détermination. L'imaginaire est appréhendé comme un instrument de révélation, parce qu'il reprend, en son principe, la Causa sui de la transcendance divine en sécularisant en quelque sorte le «créationnisme» de la Genèse. La représentation de son efficacité présuppose, de plus, la dotation métaphysique d'une capacité de désincarnation du sujet imaginant par rapport à son milieu d'appartenance. Autrement dit, il faudrait donc que celui-ci soit constamment en instance de rupture virtuelle avec les sollicitations de son univers environnant pour se mettre en disponibilité d'imaginer en toute fantaisie, à partir de rien, là où tout semble se jouer finalement. Les problèmes épistémologiques qui surgissent de ce type de recours à la fiction ne font que réitérer les écueils du positivisme en inversant le mode d'argumentation du marxisme:
a) constitution d'une «dernière instance» autonome et indépendante des fluctuations de l'historicité et dont le caractère déterminant ne souffre d'aucune partition;
b) volontarisme dans la conception du devenir qui suggère la prise en charge du monde par un sujet imaginant dont la toute-puissance supplée à la primauté des forces productives;
c) conception du changement par grandes ruptures, sur le modèle d'une révolution permanente, qui brouillent constamment les traces de l'antériorité qu'exclut logiquement le creare ex nihilo;
d) évocation d'une ontologie que l'on peut désigner par l'oxymoron d'un «substantialisme de la fiction» qui, devenu une nouvelle «positivité», détermine absolument l'indétermination à constituer la seule causalité effective. Que la logique de la démonstration change de sens par rapport au marxisme, fût-ce sur le mode du radicalisme, confirme ici plutôt que contredit la récurrence d'une perception extrêmement classique de l'imaginaire selon laquelle celui-ci ne saurait être qu'un à côté des contingences, arguments qu'excipaient les rationalistes pour lui infliger un statut péjoratif. La prestation d'un malin génie à ces forces du néant, tantôt réprouvées pour leur obscurité, tantôt élevées au rang d'une béatitude, revient essentiellement à reproduire une forme de platonisme et à contempler des essences. Ce type de fictionnalisme à haute voltige suppose une théorie implicite du «supplément d'âme» en tant qu'il cherche à évoluer en marge de toute corporéité.
Or, si l'imaginaire était ab initio une effervescence erratique à l'abri du conditionnement de ce qui existe, personne ne saurait y reconnaître le principe premier de quoi que ce soit. Si ses contenus ne gardaient pas une trace de ce qu'ils laissent, ils deviendraient littéralement «inimaginables», car aucun repère ne permettrait de les identifier comme ce qui déroge des contingences. Énoncer, par exemple, que «ceci n'est pas» suppose une référence implicite à son négatif qui en marque la limite en la transgressant. Parler de la fiction ne veut rien dire si l'altérité qu'elle désigne n'instruit pas le procès de ce qu'elle sert à contredire. Le rien, le vide, le néant sont aussi des catégories relationnelles dont l'autonomie n'est pas moins immodeste que la plénitude qu'elles veulent destituer, à juste titre d'ailleurs. Puisque la solution de rechange n'apporte rien de plus que la convergence des contraires, il faut donc chercher en dehors du radicalisme le principe d'heuristicité de l'imaginaire.
2. Dans Être, monde et imaginaire, Stanislas Breton illustre aussi les misères du fictionnalisme à s'émanciper du désir de conquérir un type «pur» sur lequel, du reste, les ambitions hégémoniques prennent toujours appui. Sa réprobation à l'égard des dualités, dont celle du logos et du mythos procure un modèle pour toutes les autres qui en découlent, l'incite à prospecter, en hauteur de perspective, leur lieu d'engendrement, le principe générateur les unissant. Son projet intellectuel consiste justement à identifier un niveau de transcendance supérieur, car ni l'un ni l'autre des deux versants que l'on y oppose généralement n'offre, souligne-t-il, un poste d'observation à ce point privilégié qu'il puisse être considéré comme une dernière instance. Toutefois, au sommet ultime de la hiérarchie que son discours propose de réinterpréter, voire de recomposer, les distinctions binaires se résorbent en une entité fondamentale qui les intègre et les réconcilie en dissipant leur apparente contradiction. L'imaginaire, causalité transcendante à effets contingents, devient ce par quoi tout phénomène accède à l'existence, par mutation du non-être en manifestations concrètes: «ce à partir de quoi quelque chose vient à l'existence n'est rien de ce qui en émerge». Une catégorie d'analyse plutôt radicale véhicule cette idée du passage de la liberté à la nécessité à partir de l'indétermination d'un référent dernier: le «rien», parce qu'«on ne peut pas plus se passer de cet indésirable que l'arithmétique ne se passe du zéro». On retrouve ici nommément le mode de pensée ex nihilo de Castoriadis, sauf que la logique de Breton n'hésite pas à se déclarer «ontologique» et, sur cette base, à prescrire des conditions de qualification de l'«indésirable». La notion nébuleuse d'«imaginaire-rien», non seulement n'est pas plus concevable que son contraire, mais ne fait, au fond, que subsumer les dichotomies dans une quintessence encore plus abstraite. Elle remplace le caractère dualiste du réductionnisme par un monisme suprême, ce qui n'est peut-être pas la plus sûre façon de surmonter les implications néfastes que l'on y dénonce. Elle donne finalement sur un combat pour l'appropriation d'une hégémonie paradigmatique, pour la reconnaissance d'un arrière-monde non colonisé. Preuve que la fiction n'est nullement un chemin tout pavé d'avance pour sortir des prétentions métaphysiques.
3. À l'instar des présupposés théoriques de Castoriadis et de Breton qu'elle devance chronologiquement d'ailleurs, l'entreprise derridienne subit puissamment l'attraction qu'exerce la notion d'imaginaire, bien qu'elle ne soit pas littéralement désignée par ce vocable. Son projet théorique, la «déconstruction», en porte la marque, mieux en développe les potentialités. Son principe, que l'on ne saurait dire fondateur à première vue, repose sur le caractère central de l'absence, sur la thématisation d'une fiction qui s'enrobe dans le langage et s'y épuise. Chez Derrida, l'angle de perspective consiste à opérer un ressaisissement des positivités en fonction d'une visée des plus englobantes qui soient, à décomposer «la plus grande totalité – le concept d'épistémè et la métaphysique logocentrique – de laquelle se sont produites (…) toutes les méthodes occidentales d'analyse, d'explication, de lecture et d'interprétation». Les différentes dualités dérivent, pour lui, de cette métaphysique. Et c'est pour leur donner l'estocade que la bataille s'enclenche dans l'arène de la déconstruction dont la raison d'être n'a pas d'autre justification que d'en finir avec l'illusion d'une plénitude de référence.
L'offensive se déroule sur une multiplicité de fronts et cherche à occuper différemment le terrain conquis: contre la séparation du sens propre et du sens figuré, la métaphore; contre l'illusoire servitude du signifiant à un signifié: une écriture non référentielle; contre la parole pleine dont le logos serait la vérité, une problématique de la trace; contre le partage de l'identité et de l'altérité, le graphème insolite de la différance; contre l'opposition de la littérature et de la philosophie, un esthétisme de confusion des genres discursifs. Partout une même préoccupation: «L'autonomie du représentant, écrit-il, devient absurde: elle a atteint sa limite et rompu avec tout représenté, avec toute originalité vivante, avec tout présent vivant». Refusant la métaphysique heideggérienne de la présence, fût-elle inscrite dans l'épocalité de l'Être, l'auteur De la grammatologie planifie plutôt la révocation de toute transcendance, butoir superflu du langage. Sa principale cible se situe dans le système de renvoi du signe, ce par quoi le préjugé qui divise la vérité et la fausseté accède à la reconnaissance. Il y voit l'algorithme par lequel la reformulation du problème doit passer, de manière à éviter soit l'arbitraire, soit une certaine forme de naturalisme, l'une et l'autre de ces inclinaisons ayant inévitablement pour fonction de faire «dériver l'historicité». L'inexistence d'un support en-deça et au-delà du discours rend indéchiffrable tout système de critères et nécessaire le secours de la fiction pour en témoigner. La fiction surgit comme la catégorie maîtresse de la déconstruction.
L'idée transversale dans la démarche derridienne et dont l'impulsion justifie à elle seule sa complaisance pour un fictionnalisme radical dépend finalement de la volonté qu'elle démontre d'instaurer une procédure générale d'indécidabilité ayant l'écriture comme théâtre de mise en scène d'un jeu (le langage), mais sans son enjeu traditionnel (la représentation). On peut penser, en outre, que cette séduction pour le non-être ou pour le refus de toute ontologie relève d'une profonde méfiance vis-à-vis les atavismes d'une Raison se prenant elle-même pour une instance suprême, juge et partie dans l'exposé des règles d'élaboration du savoir. Au-delà de cette négativité formelle, la déconstruction tient-elle toutefois le pari de fournir une option de remplacement? Son développement ne semble manifestement pas résister à une telle interrogation critique, puisque le recentrement qu'il opère sur la fiction comme dernier recours sombre pareillement dans l'autoréférentialité ou dans la circularité argumentative. Or, pour éviter les embûches qu'elle sert à dénoncer, la suprématie du narratif se doit forcément, en cohérence de raisonnement, de ne pas être elle-même autofondatrice.
La sortie du logocentrisme ne constitue pas une opération dont la simplicité emporterait d'emblée l'évidence. Car, les menaces foisonnent et se manifestent dans la pensée de Derrida sous la forme d'un dilemme duquel il n'est pas facile se libérer: a) si la rationalité procure l'instrument critique pour consommer la rupture avec elle-même ou l'affranchissement de la mouvance qu'elle crée, la déconstruction se voit alors placée devant une contradiction embarrassante par rapport aux prétentions qui la fondent; b) si elle est écartée comme mode de démonstration, la méthodologie derridienne ne peut que recourir à des pétitions de principes, d'où le retour en force de l'arbitraire, d'une proposition première et autonome que l'on pose, mais dont rien ne dispose, ce qui est le même ordre d'incantation autoréférentielle que celle des rationalistes devant la Raison. Justement, la critique que Derrida adresse au logocentrisme paraît tout à fait réversible, c'est-à-dire applicable à l'argumentaire même qu'il déploie. D'une part, la revendication d'un principe d'incertitude ou d'un système d'indécidabilité générale permet également de souligner que le choix qui s'offre entre les a priori du logocentrisme et ceux du fictionnalisme radical ne saurait non plus être tranché décisivement, puisque la déconstruction dévoile un arbitraire mais en recompose un autre finalement. Devant les deux options qui s'esquissent, interchangeables dans leur équivalence, irréductibles dans leur cohérence respective, tout ce qui subsiste tient au simple constat de leur différence. Et rien n'autorise à conclure que l'une est supérieure à l'autre, sans quoi le relativisme d'intention n'honorerait nullement les résultats qu'il vise. Donc, si aucune hiérarchie ne semble recevable, qu'est-ce qui justifie la pertinence de retenir la déconstruction plutôt que les interprétations traditionnelles? La seule hypothèse d'explication susceptible de fournir une réponse à cette interrogation, il faut la chercher dans la réapparition insidieuse d'une philosophie de la vérité pour la promotion de laquelle la fiction devient un étendard, voire la modalité négative de son actualisation. En conséquence, ce raisonnement ne supprime pas la logique de la référence du signifiant, le système de renvoi qu'il prétend défaire, mais il en inverse le sens, parce que la supériorité présumée de la fiction ne peut être appuyée que sur une autre fiction méta-référentielle faisant à son tour «dériver l'historicité» dont la déconstruction propose de relever le défi. Faudrait-il réinventer un autre langage pour véritablement sortir du logocentrisme?
Conclusion: historicité et herméneutique
La notion d'imaginaire en sciences humaines ne peut être heuristique que si ses utilisations dérogent à l'immodestie du radicalisme et à la logique du témoignage sur un référent dernier qui l'accompagne. Fussent-elles éblouies par l'une ou l'autre des deux tentations contradictoires, la répression du symbole ou la célébration de sa magnificence, l'incantation d'un «état de grâce» dans ces représentations différentes du statut de la fiction partent ou aboutissent à une métaphysique de l'être. Que le tracé d'une telle conquête emprunte ses voies d'actualisation à la présence ou à l'absence demeure, d'un certain point de vue, accessoire, dès lors qu'une profonde convergence surgit au terme d'une compréhension comparée de ces deux options. Le jeu des contrariétés sert précisément ici à masquer la similitude des règles qui l'engendrent. Cette «coïncidence des contraires», vieux principe philosophique qui alimenta la réflexion de Nicolas de Cues à l'aube de la Renaissance, n'est pas instructive simplement pour répertorier des usages, même pas pour colliger à travers eux des éléments d'une historiographie des sciences humaines. Là où les contrastes s'accusent par le libellé déclamatoire des «retournements» (Hegel/Marx), des «dépassements» (Castoriadis, Breton), d'une «différance» qui puisse vraiment différer (Derrida), sa pertinence devient tributaire d'une «archéologie» des continuités, d'un patient travail de fouille dans ces «restes» où réside peut-être l'essentiel.
Le choix de retenir dans ce propos l'éclairage d'une coïncidence non révélée des contraires ou, si l'on veut, d'une convergence des effets entre les thèses réaliste et idéaliste n'équivaut pas à niveler la spécificité de tous les discours, ni à les reléguer à un préjugé d'unité fonctionnelle. À cet égard, les «modes d'emploi» de la notion d'imaginaire n'ont pas été examinés avec l'intention d'édulcorer les vouloir-dire qui y sont sous-jacents, ni avec le désir d'ignorer l'hétérogénéité de leur contexte théorique d'utilisation. De plus, la recherche d'un compromis entre les deux termes de la polarité cache aussi une volonté de transcendance: les prénotions populaires la consacrent sous le vocable aristotélicien du «juste milieu» (mesotes) et l'univers politique y puise des dividendes en glorifiant les vertus du «centrisme», position qu'il faudrait logiquement voir subordonnée à deux radicalismes plutôt qu'à un seul! Or, s'il ne s'agit pas de tracer une bissectrice de référence et d'isoler une zone franche comme le font les regards positivistes et idéalistes sur l'imaginaire, deux préoccupations, qui ne se veulent nullement des solutions, doivent encadrer un recours heuristique à cette catégorie.
a) L'inscription de tout discours dans l'historicité permet de rappeler le caractère temporaire des explications, y compris de celles qui sont centrées sur l'imaginaire, de considérer l'«appartenance» (Vattimo) des locuteurs, de leurs signifiants et de leurs signifiés, dans un univers «dont ils ne disposent pas mais dans et par lequel ils sont disposés». Contrairement aux inquiétudes qu'elle peut soulever prima facie, cette observation ne revient nullement à confiner l'imagination au domaine des contingences dont elle sert pourtant à concevoir l'altérité. Elle indique paradoxalement que, si imaginer n'est pas traduire, encore moins dupliquer un référent, aucune projection de l'esprit ne saurait non plus être soustraite à la situation concrète des «sujets» et des «objets»: ces deux dernières catégories-limites ne constituent jamais l'une pour l'autre des conditions, mais plutôt des conditionnements réciproques accompagnant leur relation, leur négociation toujours ouverte. L'horizon du non-phénoménal est donc bordé par la contingence qui en marque autant la frontière que la possibilité. La prégnance de la fiction sur la vie collective ne s'avère utilement subversive que si tous ses liens ne sont pas brisés avec un réel déjà actualisé, autrement dit, que si elle contribue à exhiber le peu de réalité de celui-ci. Car, l'imaginaire comme expression de la subjectivité paraît constamment guetté, lorsque saisie dans l'indifférence à toute phénoménalité, par la menace de se convertir en une simple problématique de l'absence de sujet. La centralité méthodologique de la fiction, pour éviter de refaire le portrait d'une nouvelle figure de l'être, doit elle-même se voir enserrée par un travail de décentrement constant, de manière à ce que la critique qu'elle permet d'opérer sur le sens soit simultanément un refus de tout monde final.
b) La considération de la dimension interprétative de toute analyse se révèle certainement de nature à contourner les visées contemplatives qui, chez Heidegger rappelons-le, associent l'historicité et l'ontologie, la fluidité du devenir et la récurrence de l'Être. Au-delà du simple constat du relativisme et du «polythéisme des valeurs» (Weber), l'herméneutique dissout à sa base même la recherche d'une correspondance entre une vérité originaire – fût-elle incarnée dans la chose ou dans la fiction –, le discours et le phénomène. Contre les prétentions de la phénoménologie à représenter l'existence sous ses diverses modalités, elle plaide non seulement pour l'interdépendance du regardant et du regardé, mais situe dans la perspective du premier la responsabilité du sens. Si elle ne cherche pas à son tour le point de vue le plus panoramique qui soit sur le monde et échappe ainsi à la revendication d'une hauteur supérieure aux autres théories, il lui faudra toutefois tenir les promesses qu'elle annonce, honorer la disponibilité intellectuelle dont ses partisans s'honorent. Cette exigence lui est nécessaire pour ne pas être simplement une «réhabilitation du préjugé», donc un subjectivisme réclamé pour contrer l'objectivisme, ce qui attenterait à l'idéal de pondération qui semble lui être associé. Pour l'instant, le pari de l'herméneutique tient précisément de l'ambition à tenir un discours sur le fil précaire d'une subjectivité située entre ce que Vattimo appelle «la familiarité et l'extranéité» vis-à-vis le monde. La chance d'une sociologie et d'une philosophie de l'imaginaire réside, en somme, dans le contournement d'une double menace en évitant une représentation désincarnée où la totalité se réduirait aux choses visibles et palpables d'une part (réductionnisme par objectivation symbolique), où le rien serait tout d'autre part (fictionnalisme). C'est là une condition essentielle pour parer aux glissements tous azimuts qui accompagnent hélas trop souvent les stratégies d'évolution des sciences sociales et humaines.
1. Jürgen Habermas, On the Logic of Social Sciences, Cambridge, The MIT Press, 1988, page xiii.
2. René Alleau La science des symboles, Paris, Payot, 1975, pages 32-33.
3. Pour un exposé plus détaillé d'une théorisation sur les rapports entre le symbole et l'imaginaire, voir notre ouvrage L'imaginaire technocratique, Montréal, Boréal, 1990, 448 pages.
4. Ces quelques remarques destinées à opérer une démarcation sémantique élémentaire entre l'imaginaire et le symbolique non seulement néglige délibérément la diversité des interprétations possibles, l'irréductibilité des contextes théoriques et de leurs usages disciplinaires, mais encore ne répond qu'à la nécessité de se doter, à titre de préalable, d'une distinction utilitaire pour les seules fins de ce propos.
5. Émile Durkheim, Textes:1. Éléments d'une théorie sociale, Paris, Minuit, 1975, page 28.
6. Ibid, page 47.
7. Karl Marx, L'idéologie allemande, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, page 1049.
8. Pour un développement plus ample sur cette question, voir l'article de Jean-Paul Sironneau, «Sociologie et imaginaire: du handicap à la reconnaissance» in Revue du Centre de Recherche sur l'imaginaire, No. 2, 1986, pages 61-79.
9. Pour quelques illustrations de la métaphore considérée comme paradigme, signalons les travaux de Herbert Simons (Eds.), Rhetoric in the Human Sciences, Newbury, Sage Publications, 1989; Richard H. Brown, «Social Reality as Narrative Text: Interactions, Institutions, and Polities as Language» in Current Perspectives in Social Theory, Vol. 6, 1985, pages 17-37; du même auteur, «Métaphore et méthode: de la logique et de la découverte en sociologie» in Cahiers internationaux de sociologie, Vol. LXII, 1977, pages 61-73; Max Black, Models and Metaphor, Ithaca, Cornell University Press, 1968; René Jongen et al., La métaphore, approche pluridisciplinaire, Bruxelles, Faculté Universitaire Saint-Louis, 1980; S. Kofman, Nietzsche et la métaphore, Paris, Payot, 1972; Georges Lakoff et Mark Johnson, Metaphors We Live By, Chicago, The University of Chicago Press, 1980; Claudine Normand, Métaphore et concept, Paris, P.U.F., 1976.
10. Gianni Vattimo, Éthique de l'interprétation, Paris, La Découverte, 1991, page 45.
11. Cornélius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975. Pour une critique, voir Jürgen Habermas The Philosophical Discourses of Modernity, Cambridge, The MIT Press, 1987, pages 327 à 335.
12. Ibid, pages 7, 177-183.
13. Ibid, page 178, note infra no.21.
14. Ibid, page 183.
15. Brian Singer, «The Later Castoriadis: Institution under Interrogation» in Canadian Journal of Political and social Theory, Vol. 4, No. 1, Hiver 1980, page 96.
16. Pierre Francastel, l'un des théoriciens les plus aguerris à l'étude de l'imaginaire, a bien noté, à égale distance de l'idéalisme et du positivisme, que la créativité de l'esprit, ses projections et ses nouvelles représentations ne peuvent s'exercer que par une tension constante de débordement et de récupération des formes anciennes. Cette idée est particulièrement vérifiable, selon lui, dans le domaine de la technologie où toute innovation procède nécessairement d'une recombinaison de techniques existantes mais dont l'agencement inédit crée des relations et des usages nouveaux. L'image, la vision et l'imagination, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, page 146.
17. Pour un développement moins syncopé sur cette question, cf. mon ouvrage L'imaginaire technocratique, Montréal, Les Éditions du Boréal, 1990, 440 pages.
18. Stanislas Breton, Être, monde, imaginaire, Paris Seuil, 1976.
19. Ibid, page 140.
20. Ibid, page 135.
21. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, page 68. (l'italique est de Derrida).
22. Ibid, page 429.
23. Ibid, page 50.
24. Sur les paradoxes de l'auto-référentialité, le lecteur peut consulter la réflexion de James L. Marsh à laquelle ce propos est largement redevable sur cet aspect: «Strategies of Evasion: The Paradox of Self-Referentiality and the Post-Modern Critique of Rationality» in Contemporary Currents, Vol. XXIX, No. 3, Issue No.115, 1989, pages 338-349.
25. Ibid, pages 344-345.
26. Gianni Vattimo, Op.cit., page 50.
27. L'expression est de G. Gadamer et citée par Gianni Vattimo, Ibid, page 134.
28. Ibid, page 209.
Gilbert Larochelle*
*Département des sciences humaines, Université du Québec à Chicoutimi Chicoutimi (Québec)